Une pandémie qui laissera des séquelles pour les restaurants
JULIEN ARSENAULT LA PRESSE CANADIENNE
(Montréal) Ayant remboursé des dettes pendant quelques années après l’ouverture de Joe Beef, David McMillan, l’un des copropriétaires du restaurant prisé montréalais, a passé la dernière décennie à mettre de l’argent de côté. La pandémie de COVID-19, qui gruge cette réserve, risque de ne laisser que des miettes.Publié le 13 avril 2020 à 12h56
Dans un secteur où la concurrence est féroce et les marges sont minces, même les finances des meilleures adresses prisées par une clientèle étrangère pâtissent des fermetures imposées par Québec afin de freiner la propagation du coronavirus.
« Je vais avoir perdu une partie du travail accompli depuis l’ouverture de Joe Beef il y a 15 ans, a expliqué M. McMillan, au cours d’une entrevue téléphonique. Je vais avoir perdu 10 ans de réserves. Pendant ce temps, toutes mes factures d’Hydro-Québec et de la banque continuent à arriver régulièrement. »
Copropriétaire de quatre établissements (Joe Beef, Liverpool House, Vin Papillon, McKiernan), le chef de renommée internationale, qui a notamment vu l’une de ses adresses accueillir l’ex-président américain Barack Obama lors d’une visite en 2017 dans le cadre d’un tête-à-tête avec le premier ministre Justin Trudeau, s’attend à traverser la crise et à ce que l’activité reprenne dans les cuisines.
Une réouverture tardive pourrait néanmoins tout faire basculer. Et pour certains, il est déjà trop tard, prévient M. McMillan.
« Si on parle du 1er juin, oui (on peut rouvrir), mais si vous me dites novembre, c’est une autre histoire. J’ai des amis qui m’appellent en ce moment et qui ne vont pas rouvrir. »
Pour un secteur tributaire des dépenses discrétionnaires des consommateurs et qui mise également sur la saison estivale, le redémarrage s’annonce douloureux. Les règles de distanciation physique, qui seront en vigueur pendant encore plusieurs mois des mois, plongent l’industrie dans l’inconnu.
À l’Association des restaurateurs du Québec (ARQ), qui compte parmi ses membres des propriétaires indépendants ainsi que des chaînes, l’avertissement des autorités a été accueilli comme une « onde de choc », a expliqué son vice-président aux affaires publiques François Meunier, qui anticipe des « milliers de faillites » dans le secteur.
« C’est déjà catastrophique à l’heure actuelle et ça va l’être encore plus, a-t-il lancé, au bout du fil. Comment pourra-t-on maintenir une rentabilité ? »
Des changements
Au Pastaga, Martin Juneau, qui est également derrière les enseignes Tricot principal et Cul-sec, anticipait une fermeture temporaire en raison de la pandémie. Rapidement, le chef restaurateur a adapté son modèle d’affaires en se tournant vers les plats à emporter dans le but de conserver une clientèle.
Si cela permet au restaurant de garder la tête hors de l’eau, il y a néanmoins eu des répercussions négatives.
« La réalité, c’est qu’on a malheureusement envoyé 80 % de nos employés sur l’assurance emploi. Sans entrée d’argent, il n’y avait aucune chance que l’on puisse rouvrir. Toutes les entreprises sont dans une situation de précarité, mais en restauration, c’est encore pire. »
De l’avis de M. Juneau, il est difficile de penser que les clients vont se ruer dans les restaurants dès que les mesures de confinement seront levées.
Avec une clientèle touristique qui ne sera pas au rendez-vous, la réputation de Montréal et du Québec en matière de gastronomie risque d’écoper, croit-il.
« Malheureusement, je ne suis pas super optimiste, a laissé tomber M. Juneau. Ça allait bien, on commençait à se faire un nom. J’ignore quel est l’avenir à court terme de la restauration, mais je crois pas qu’il soit très rose. »
Le copropriétaire de Joe Beef ne se fait pas d’illusions : la clientèle internationale sera pratiquement inexistante cette année et l’époque où l’on entassait des dizaines de clients dans des salles à manger est terminée, du moins, à moyen terme.
Ce n’est pas demain la veille que l’on devrait voir accoster au Québec des bateaux remplis de touristes, a rappelé M. Meunier, qui s’est également inquiété de l’absence d’autres évènements d’envergure comme des congrès internationaux.
« Qui font vivre les restaurants de haute gastronomie ? a-t-il demandé. Oui, nous sommes épicuriens et les Québécois aiment bien manger. Mais les restaurateurs ne peuvent pas survivre s’il n’y a pas, par exemple, de clientèle américaine qui vient dépenser avec leur devise plus forte. »
Changements à venir ?
Il faudra probablement aussi se pencher sur le menu, selon M. McMillan.
« Nous allons devoir nous adapter à une clientèle massacrée financièrement, a-t-il lancé. Tout le monde mange une claque. Il faudra rouvrir d’une façon plus sobre et plus abordable. Plutôt que de faire un potage aux asperges blanches avec de l’esturgeon et du caviar, j’aurai autant de plaisir à préparer un potage aux carottes avec des graines de tournesol. »
Du côté de M. Juneau, la crise se traduira également par une réévaluation des orientations de ses différents établissements. Il est toutefois encore trop tôt pour spéculer sur ce qu’il adviendra du processus.
Généralement, en période de ralentissement économique, l’offre des restaurateurs change afin de s’adapter à la demande, a souligné le vice-président aux affaires publiques de l’ARQ.
La restauration au Québec en quelques chiffres (2018)
• 20 737 établissements
• Quelque 230 000 travailleurs
• Marges bénéficiaires de 4,4 %
• Ventes brutes de 13,6 milliards
• 257 faillites
(Source : Association des restaurateurs du Québec)